mardi 14 août 2012

La dictature de l'orthographe

« … Ce n’est pas le caractère arbitraire de notre orthographe qui est choquant, c’est que cet arbitraire soit légal. Depuis 1835, l’orthographe officielle de l’Académie a valeur de loi aux yeux mêmes de l’Etat ; dès les premières études du jeune Français, la « faute d’orthographe » est sanctionnée : combien de vies ratées pour quelques fautes d’orthographe !


Le premier effet de l’orthographe est discriminatoire ; mais elle a aussi des effets secondaires, d’ordre psychologique. Si l’orthographe était libre – libre d’être simplifiée ou non, selon l’envie du sujet, - elle pourrait constituer une pratique très positive d’expression ; la physionomie écrite du mot pourrait acquérir une valeur proprement poétique, dans la mesure où elle surgirait de la fantasmatique du scripteur, et non d’une loi uniforme et réductrice ; que l’on songe à la sorte d’ivresse, de jubilation baroque, qui éclate à travers les « aberrations » orthographiques des anciens manuscrits, des textes d’enfants et des lettres d’étrangers : ne dirait-on pas que dans ces efflorescences le sujet cherche sa liberté : de tracer, de rêver, de se souvenir, d’entendre ? Ne nous arrive-t-il pas de rencontrer des fautes d’orthographe particulièrement « heureuses », comme si le scripteur écrivait alors sous la dictée non de la loi scolaire, mais d’un commandement mystérieux qui lui vient de sa propre histoire – peut-être même de son corps ?

A l’inverse, dès lors que l’orthographe est uniformisée, légalisée, sanctionnée par voie d’Etat, dans sa complication et son irrationalité mêmes, c’est la névrose obsessionnelle qui s’installe : la faute d’orthographe devient la Faute. Je viens de poster une lettre de candidature à un emploi qui peut changer ma vie ; mais ai-je bien mis un « s » à ce pluriel ? Ai-je bien mis deux « p » et un seul « l » à appeler ? Je doute, je m’angoisse, tel le vacancier qui ne se rappelle plus s’il a bien fermé le gaz et l’eau de son domicile et s’il ne s’ensuivra pas un incendie ou une inondation. Et, de même qu’un tel doute empêche notre « vacancier » de profiter de ses vacances, l’orthographe légalisée empêche le scripteur de jouir de l’écriture, ce geste heureux qui permet de mettre dans le tracé d’un mot un peu plus que sa simple intention de communiquer.

Réformer l’orthographe ? On l’a voulu plusieurs fois, on le veut périodiquement. Mais à quoi bon refaire un code, même amélioré, si c’est de nouveau pour l’imposer, le légaliser, en faire un instrument de sélection notablement arbitraire ? Ce n’est pas l’orthographe qui doit être réformée, c’est la loi qui en prescrit les minuties. Ce qui peut être demandé, c’est seulement ceci : un certain « laxisme » de l’institution. S’il me plaît d’écrire « correctement », j’en suis bien libre, comme de trouver du plaisir à lire aujourd’hui Racine ou Gide ; l’orthographe légale n’est pas sans charme, car elle n’est pas sans perversité ; mais que les « ignorances » et les « étourderies » ne soient plus pénalisées ; qu’elles cessent d’être perçues comme des aberrations ou des débilités ; que la société accepte enfin (ou accepte de nouveau) de décrocher l’écriture de l’appareil d’Etat dont elle fait aujourd’hui partie ; bref, qu’on arrête d’exclure pour motif d’orthographe.

Roland Barthes Le Monde de l’Education





2 commentaires:

  1. 25% des enseignants font des fautes d'orthographe
    Partant de ce constat inquiétant, je m'interroge sur le rôle d'un enseignant, à fortiori un instituteur, censé apprendre les règles d'orthographe aux enfants alors même qu'il ne saurait rédiger sans faute et ne serait pas en mesure de corriger les fautes des enfants, passant du même coup la faute au second plan.
    J'ai vécu cela en primaire auprès d'une institutrice qui rédigeait avec des fautes quand elle écrivait aux parents et ne corrigeait pas les fautes dans les cahiers.
    Je trouve cela choquant.
    Continuons à abaisser le niveau et considérer "la" faute comme sans importance et nous n'aurons plus aucun enseignant capable d'enseigner l'orthographe ! CnN

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    1. C'est vrai, mais je trouve le concept de créativité intéressant...Même si l'orthographe est importante, elle ne devrait pas brider l'imagination...

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